La civilisation du poisson rouge : traité sur le marché de l’attention

25 septembre 2020
Nicolas Huberman
Civilisation du poisson rouge

UN ROMAN DE BRUNO PATINO

Portrait d’une civilisation submergée par un numérique hypnotique et addictif, dont la place prépondérante est loin d’être sous contrôle. 

Pour Bruno Patino, nouveau président d’Arte et directeur de l’école de journalisme de Sciences Po, un parallèle bien réel s’opère entre l’homme et le poisson rouge. Incapable de fixer son attention plus de 8 secondes, l’univers mental de l’animal est constamment remis à 0. L’homme du XXIème aurait développé des mécanismes similaires. D’après les ingénieurs Google qui ont saisi le défi de la monétisation de l’attention, les millénials, auraient un « attention span » de 9 secondes, soit une seconde de plus que le poisson rouge. 

« Et si nous étions devenus des poissons rouges, vidés de leur être, incapables d’attendre ou de réfléchir, reclus dans la transparence, noyés dans l’océan des réseaux sociaux et Internet, sous le contrôle des algorithmes et des robots ? » 

Tournant en rond dans le bocal de nos écrans, dépendants de nos notifications et de nos messages, les centaines de milliers de stimuli informationnels auxquels nous sommes exposés chaque jour nous auraient rendus mentalement dépendants. 

Une chose est sûre, l’utopie d’un Internet engageant, libertarien et humaniste est révolue. Les grandes multinationales qui l’ont fait naître la surexploite au point de l’anéantir, « il est temps de reprendre le combat pour un réseau mondial tourné vers l’échange et le partage. ». C’est le moment de prendre conscience des réalités du marché de l’attention et de l’impact qu’elle aura sur nos générations futures.

L’effet hypnotique des écrans 

Ce diagnostic accablant nous donne certainement de quoi réfléchir. 9 secondes d’attention, 5h quotidiennement, les yeux cloués à nos smartphones, 30 activations en moyenne par jours… le temps moyen passé quotidiennement sur nos écrans atteint des niveaux inquiétants. Le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui est régi par une technologie omniprésente : perte de temps, source de confusion, désinformation… nous sommes noyés. 

Globalement méconnu, cette nouvelle devise qu’est devenue l’attention, est particulièrement abondante chez les millénials. Né le smartphone à la main, dans le prisme d’Internet, cette jeune cible privilégiée est au cœur du vertige. Les adolescents aux cortex préfrontaux sous-développés n’ont pas même la capacité à prendre du recul face à leurs habitudes de consommation technologiques. Cette génération « distraite de la distraction par la distraction » comme dirait TS. Eliot, n’est pas entièrement responsable de cette dépendance, pourtant le constat est bien là et il y a de quoi s’inquiéter. 

« Les nouveaux empires ont construit un modèle de servitude volontaire, sans y prendre garde, sans l’avoir prévu, mais avec une détermination implacable. Au cœur du réacteur, nul déterminisme technologique mais un projet économique qui traduit la mutation d’un nouveau capitalisme. Au cœur du réacteur, l’économie de l’attention. » 

C’est cette servitude volontaire via l’addiction qui rend la prise de conscience d’autant plus difficile à générer. Nous sommes sous l’emprise de nos désirs. Les algorithmes, de plus en plus pointus, efficaces et personnalisés, perfectionnés à l’aide de milliards de données, nous enferment dans un système addictif trop confortable, duquel nous nous devons de nous retirer. 

L’addiction à la récompense

Cet élan de consommation numérique effréné repose sur un système de récompense aléatoire qui fait glisser l’habitude vers la dépendance. Similaire aux machines à sous, la possibilité infime du gain entretien nos comportements. La molécule en question, l’hormone du plaisir au cœur des enjeux est la dopamine. Celle-ci génère un sentiment de satisfaction par un signal court envoyé au cerveau. La dopamine est l’outil qui permet aux géants du numérique de générer l’incomplétude. C’est cette dernière qui pousse le sujet à aller au bout d’une série d’actions, qui le pousse à infiniment les recommencer : scroller son feed, répondre à un message, poster une image, commenter un post… Il y a toujours quelque chose à faire et nous ne savons jamais si nous allons tomber sur le gros lot ce qui nous rend d’autant plus « accro » à l’expérience. 

De nouvelle pathologies alarmantes sont nées de cet engrenage et une profonde anxiété se fait ressentir. Parmi eux, l’auteur cite la schizophrénie de profil (maladie qui brouille les lignes entre identités web multiples et véritables personnalités), l’athazagoraphobie (la peur d’être oublié par sa communauté), l’assombrissement (le stalking excessif), et le syndrome d’anxiété (besoin de constamment publier). Malheureusement, la liste est longue, ce qui prouve bien que notre santé mentale est en jeu. 

Selon l’étude du Journal of Social and Clinical Psycology que cite Bruno Patino, afin de préserver cette santé mentale qui nous semble si précieuse, nous ne devrions pas être exposés aux réseaux sociaux plus de 30 minutes par jour. Il ne reste plus qu’à se demander à quel point nous sommes tous touchés. 

Un univers de possibilités, toutefois à contrôler

L’essai rappelle que le fautif dans l’engrenage n’est pas le numérique mais l’industrie économique capitaliste avide qui s’enrichie sur son dos. Ainsi, pour lutter contre ces « oligopoles de l’attention », plusieurs solutions émergent. 

Bruno Patino liste quatres grands combats à mener afin de recentrer le projet numérique dans une dynamique progressiste. Un premier combat est à opérer contre les idées fausses, nous devons corriger les dysfonctionnements sociaux et économiques lié au numérique, afin d’intégrer le bien social aux objectifs de croissance de l’industrie. Ensuite, les normes d’application des algorithmes doivent être renégociées afin de préserver la liberté des utilisateurs. Enfin, il faudrait redéfinir le cadre juridique qui régit les contenus avant de développer une offre numérique en dehors de l’économie de l’attention. 

Pour finir, afin de palier à la l’hyperconnexion, l’auteur recommande d’améliorer l’accès à la déconnexion. 

« L’enjeu n’est pas de disparaître, ni de refuser les extraordinaires potentialités de la société numérique. Il nous faut simplement comprendre que la liberté s’exerce dans la maitrise ». 

Ces temps permettraient de se ressourcer sainement et laisseraient à chacun le temps nécessaire pour prendre du recul face à leurs habitudes de consommations numérique. Pour se faire l’auteur recommande d’abord de sanctuariser en créant des espaces sans technologies, puis de se préserver en faisant des pauses technologiques régulières, ensuite il faudrait expliquer les bons usages et enseigner sur les bonnes pratiques, avant d’enfin simplement ralentir notre consommation en général. 

Ce tableau du paysage numérique que dépeint Bruno Patino est tourné vers l’avenir. Nous nous devons d’avancer et de cohabiter avec à la fois les avantages et les inconvénients du numérique. Toutefois, il semble primordial de rester conscient face aux dangers auxquels nous sommes exposés, tout en songeant à préserver chez nos générations de demain une certaine sensibilité 

pour tout ce qui relève du non numérique. L’idée serait de sacrifier une partie du gain économique des géants du numérique au profit du bien social, une croissance ralentie pour une croissance plus saine. 

Pour en savoir plus : 

• Podcast France Culture – « Numérique : sommes-nous devenus des poissons rouges ? » https://www.franceculture.fr/emissions/linvite-innovation/numerique-sommes-nous- devenus-des-poissons-rouges-avec-bruno-patino 

• Interview Bruno Patino, Le Télégramme – “ J’ai cru aux utopies numériques” https://www.letelegramme.fr/france/bruno-patino-j-ai-cru-aux-utopies-numeriques-01-06- 2019-12299236.php 

• Émission France Info, invité Bruno Patino https://www.dailymotion.com/video/x77nemn

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